Conte médiéval, chapitre III

En ces temps-là, l’activité des boutiques avait repris. De riches marchands s’en allaient quérir étoffes et autres produits manufacturés dans des régions reculées où la main-d’œuvre était bon marché. Ils les revendaient ensuite dans les villages aux regrattiers en faisant de confortables bénéfices. De longs convois de charrettes chargées de marchandises circulaient sur les chemins. Elles doublaient à vive allure les pauvres colporteurs (les pieds poudreux, comme on les nommait alors, car ils n’avaient point de chausses) qui devaient gagner chichement leur pitance.

Dans les villages aussi, la circulation était malaisée, car il fallait pourvoir échoppes et marchés. Des carrioles stationnaient parfois en double file et il était souvent difficile de se frayer un chemin au milieu de tout cet encombrement. Durant le déchargement, les animaux se soulageaient et le pavé des rues devenait aussi glissant que nauséabond. Il y avait là matière à vous crotter la plus résistante galoche, le plus joli sabot, et que dire de ceux qui venaient en ces lieux en escarpins !

Le ministère du Carroyage avait instauré une taxe : tous les chariots, charrettes et tombereaux y étaient soumis et le montant croissait en fonction du nombre de chevaux ou bœufs attelés. Les carrioles et les chars à un seul animal étaient toutefois exonérés car le Roy, magnanime, avait demandé d’épargner les plus humbles de ses sujets. Tout ce Crottin Ordinaire Olfactif – le fameux CO2 – polluait les villages, et les médecins les plus brillants annonçaient que le fait de respirer les humeurs émises par toutes ces déjections animales était un risque certain pour la santé des villageois et des conducteurs. Les druides annonçaient dans leurs prophéties que le remugle de ces gaz enivrerait le ciel et que cela modifierait le climat. Les calamités telluriques les plus désastreuses et les ténèbres s’abattraient alors sur la Terre. Si l’Etat ne prenait pas des mesures pour réduire cette pollution au CO2, pour sûr, l’Apocalypse serait pour demain, clamaient les prédicateurs.

Le Roy reconnut que, pour résoudre ce problème de merdasserie, il fallait réunir ministres, seigneurs, sénéchaux, conseillers, échevins et représentants du peuple. Il créa donc la Grosse Commission qui devait proposer des solutions avant que n’apparaisse la prochaine Lune. Des confréries, qui se disaient plus vertes que l’herbe des prés au printemps, luttaient elles aussi contre ces déjections et préconisaient le recours aux colporteurs pédestres ou l’utilisation d’animaux moins polluants. Le mieux serait le circuit court : pourquoi aller chercher dans le village voisin ce qui pourrait être réalisé dans le nôtre ?

Il fallait donc réduire les parcours, utiliser des animaux de plus petit gabarit, ce qui diminuerait la consommation d’avoine et de foin. Les commerçants, qui se trouvaient ainsi blâmés des conséquences de leurs transports, se défendaient en mettant en avant l’apport de moult marchandises rares à des tarifs concurrentiels. Ils regrettaient que bien des gens du village n’aient pas les compétences requises pour fabriquer toutes ces denrées nouvelles. Et puis, avec toutes ces exigences que réclamaient les villageois, sur le salaire minimum, les congés qu’il fallait rémunérer, les RTT, et les indemnités qu’ils quémandaient quand ils ne travaillaient point, c’était pour sûr un manque de compétitivité.

Le Roy consulta ses ministres et annonça qu’il revenait à l’Etat de prendre de drastiques décisions pour réduire cette inconvenante pollution au CO2, sans parler des émissions de gaz de tous ces équidés et ruminants. Déjà, le trou de l’ozone pointait son orifice maléfique sur le monde des pollueurs. La Grosse Commission se réunit, consulta les éminences du royaume et quelques jours plus tard, le Grand Chambellan présenta les mesures au peuple pour cette transition énergétique de la traction animale. A partir de l’année suivante, tombereaux, charrettes et autres chars tirés par de lourds ruminants ou équidés seraient taxés par un malus proportionnel au nombre d’animaux de trait.

L’Etat préconisait désormais leur réduction, et l’usage des mules et des ânes, beaucoup moins polluants. Il alla même jusqu’à instaurer un bonus pour ceux qui condescendraient à utiliser de simples poneys. Les cochers étaient en rage : comment faire pour conduire nos seigneurs désormais ? Le carrosse n’avancera point si on remplace quatre vaillants destriers par trois mules têtues et vite essoufflées. Les charretiers juraient ! Les puristes passionnés de randonnées à vive allure se demandaient où serait désormais le plaisir de chevaucher ? Et qu’en serait-il des escuyers du Roy qui accompagnent son carrosse ? Ces nobles montures, fussent-elles royales, émettent elles aussi moult émanations de CO2 sur le pavé parisien. Le Roy devait-il désormais se faire accompagner par une escorte de poneys ? Cela ferait sans nul doute bien rire les monarques des pays voisins. Le chancelier du royaume aurait dû s’en inquiéter ! La royale conférence n’avait rien précisé sur ce point !

La sobriété étant de mise, quelques aventureux étaient allés chercher chez les Ibères un curieux animal aussi robuste que bossu et fort économe en nourriture et eau. Il venait, disaient-ils, d’Arabie où les Sarrasins l’employaient à porter de lourdes charges sur de longues distances. C’est ainsi que le dromadaire ① fit son apparition sur le territoire des Francs !

La question de l’autonomie arriva, chacun ayant compris que si quatre courageux chevaux pouvaient tirer une charrette sur vingt lieues sans demander nourriture, cela était impossible pour les mules. D’une part, elles marcheraient plus lentement et d’autre part, il faudrait s’arrêter pour les recharger en nourriture, ce qui allongerait notablement le temps du parcours. La mule est capricieuse et mange lentement ! Cela nécessiterait de créer des bornes de rechargement d’eau et d’avoine sur les chemins loin des villages. Sans doute faudrait-il encore payer quelques deniers d’argent à un garde pour les laisser se recharger ? C’en était déjà assez des diverses taxes d’octroi et de tonlieu, des attaques de brigands qui vous détroussent de vos bourses et de votre marchandise, désormais il faudrait payer pour nourrir et abreuver les bêtes en route ! Où allions-nous ? Pauvre pays des Francs !

Le sujet faisait le buzz, et les discussions étaient fort animées dans toutes les tavernes du royaume. C’est que, désormais, les plus vaillants palefrois ne cotaient plus rien sur le marché de l’occasion. Impossible de les vendre sans faire une grosse perte lors de la foire mensuelle. En revanche, mules et ânes avaient subitement vu leur prix grimper. Les plus anciens charretiers – plutôt climato-sceptiques – disaient qu’ils avaient respiré toute leur vie du CO2 et qu’ils n’en n’avaient point eu d’humeurs pour autant. Selon eux, ce n’étaient là que balivernes de druides incompétents, de ministres avides de taxes pour remplir les coffres du royaume. Les plus hostiles haranguaient les confréries vertes, menées par des jouvenceaux ambitieux, aussi chevelus qu’ignorants, et surtout une jeune jouvencelle du royaume des Vikings, qui voulaient repeindre en vert tout le pays des Francs.

Il fallait derechef faire taire ces enverdeurs ! Les chemins qui reliaient les villages étaient en fait les anciennes voies romaines construites quelques siècles auparavant. Mais les provinces ne possédaient que des coffres quasiment vides et l’entretien laissait à désirer : dalles manquantes et profondes ornières toujours remplies de boue, car il pleuvait beaucoup à cette époque où le réchauffement climatique était encore inconnu. Les échevins obligeaient bien les villageois à la corvée de bouchage des trous en apportant quelques cailloux, mais la population prudente et qui manquait parfois d’audace ne s’aventurait guère à plus d’une demi-lieue du bourg. Au-delà, il fallait être vigilant car il y avait souvent pilleries et rançonnements. Certains seigneurs faisaient même détériorer volontairement les chemins de leur seigneurie, car toute marchandise tombée d’un chariot devenait alors leur propriété !

Les charretiers fouettaient leurs bêtes et roulaient à vive allure pour toujours arriver avant la nuit dans les villages, car il était hasardeux de bivouaquer dans les bois, toujours mal fréquentés. Il est vrai que les auberges étaient rares sur les chemins. Avec cet empressement, nombre de charrettes se télescopaient ou versaient dans le ravin. Le Grand Chambellan avait été informé de tous ces accidents qui endeuillaient le pays. Il promulgua un décret qui désormais limiterait la vitesse des chars et autres charrettes sur les chemins de province à quatre-vingts pas à la minute. La mesure devenait applicable dès le début de l’été suivant. « Des contrôles seront effectués par les brigades des chevaliers du Roy », avait-il annoncé ! La grogne continua de monter parmi les charretiers qui réclamaient toujours en jurant à grands cris le retour au quatre-vingt-dix pas. Ils s’insurgeaient contre cette mesure prise par des technocrates parisiens sans concertation avec les seigneurs de province.

Le Grand Chambellan, qui avait fait quelques déplacements dans tout le royaume, avait dû subir les quolibets d’une population lassée par les mesures royales. C’était – avait-il ouï – une atteinte aux libertés fondamentales du peuple, le droit de se mouvoir avec l’animal que l’on souhaite, à la vitesse que l’on veut. Partout sur son passage, il subissait un tintamarre d’écuelles et de marmites, un charivari à le faire
choir de sa noble monture, mais point de banderoles, car en ces temps-là les Francs d’en bas ne savaient point écrire, ni jouer au scrabble. Epuisé et fort courroucé que le peuple lui ait causé du déplaisir, le teint pâle et l’œil humide, il demanda audience au Roy et lui conta ses mésaventures, le mécontentement de tous ces gueux, cette jacquerie qui s’organisait dans les provinces, tous ces gens qui revêtaient des chasubles jaunes, qui barraient les carrefours en faisant des brûlots de bois mort : « Pour sûr, sire, il faut faire œuvre de compréhension teintée de prudence et faire taire cette révolte avant que tous ces manants ne viennent élever quelques barricades avec les pavés parisiens et attaquer votre castel royal ». Le Roy répondit que de mémoire de capétien, jamais pareille révolte n’avait été ourdie !

Après réflexion dans son palais, il se dit qu’il avait senti le vent du boulet. Il consulta quelques ministres, puis son fou et décida qu’afin de faciliter l’adoption de cette mobilité propre, l’Etat proposerait une aide à la conversion animale en accordant une bourse remplie de 4000 deniers d’argent à tout charretier qui souhaiterait remplacer son cheval par une mule ou un âne et que la somme serait portée à 6000 deniers pour un poney. Il autorisa les attelages composés d’un cheval et d’un poney. Le premier assurerait la traction sur les chemins de campagne, le second qui pourrait se recharger sur les bornes d’avoine, réduirait les émissions de CO2 dans les bourgades. Il venait d’inventer la version hybride rechargeable !

Il confirma aussi que les octrois et le stationnement dans les villages seraient dorénavant gratuits pour ces équipages. Il permit aux seigneurs de province d’établir la vitesse qui leur conviendrait pour les chemins et les routes dont ils avaient la charge. Il demanda aussi que l’on fit venir en son palais quelques citoyens parmi les moins rustres, afin qu’il écoutât leurs revendications. « Ces mesures calmeront le bon peuple, me permettront de restreindre la pollution du CO2, et en même temps améliorera ma popularité », se disait-il en son for intérieur.
Demain sera un autre jour !
C’était il y a mille ans …

« Dromadaires dans l’Occident médiéval » Alain DIERKENS – Université de Bruxelles « Histoire des Francs » Grégoire de Tours

Jacques DUFOUR

Publié sur parchemin recyclé, encre biologique, plumes d’oies non gavées.
Ne pas jeter sur le chemin public.

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